De l’expansion à la domination
Du 12e au 15e siècle, l’Afrique a joué un rôle majeur dans l’histoire des civilisations et des dynamiques du monde en favorisant notamment les échanges commerciaux entre l’Occident et l’Asie au travers de la maîtrise des réseaux et routes commerciales qu’elle a largement nourris.
En plein essor, son expansion a brutalement cessé… avec la découverte de l’Amérique. La mise en place d’une agriculture massive sur le nouveau continent exigeait une main d’œuvre nombreuse et illimitée. Les populations autochtones, trop sensibles aux maladies exportées par les européens, ne « font pas l’affaire ». Les africains, robustes et travailleurs, vont devenir « la solution idéale » pour cimenter ce nouveau commerce triangulaire qui va enrichir l’Europe et l’Amérique. Les hommes remplacent l’or que les européens avaient vainement cherché sur le continent africain…
Déracinés et réduits à l’esclavage, ces millions d’êtres humains sont dominés, maltraités, meurtris. Les stéréotypes raciaux et la distinction « Noir-Blanc » inconnue auparavant, émergent pour devenir la norme. Au 15e siècle, les Portugais vont jusqu’à invoquer la « malédiction de Cham », fils de Noé, pour justifier ce mépris et banaliser la Traite. Certes, les européens sont approvisionnés en esclaves par des « marchands d’hommes » africains dépendants de souverains qui troquent leurs populations de captifs ennemis contre des produits manufacturés. Mais la conception et l’organisation de cet immense trafic humain relèvent bien de la responsabilité des européens. Les préjudices qu’ils font subir aux populations et au continent africain sur des bornes temporelles aussi courtes ne trouvent aucun équivalent ni avant ni après la Traite. C’est à compter de cette période que le mot « esclave » devient naturellement associé au mot « Noir » et que les populations africaines sont considérées dénuées de toute culture propre ou acceptable. Malgré la grandeur des civilisations passées et leurs qualités artistiques, esthétiques, linguistiques, sociales et spirituelles (1).
[Re]considérer les témoignages de l’Histoire
Le système colonial qui reproduit les mêmes schémas de domination, perpétue ce déni de culture identitaire et ce complexe d’infériorité. Une conception de l’Afrique qui fait son chemin sournoisement et dont on trouve encore de nombreuses réminiscences.
Le mouvement « Black lives matter » qui éclate aujourd’hui exprime un ras le bol général pour dénoncer ces pratiques et thèses réductrices. Son mot d’ordre : une évolution radicale des mentalités.
Détruire des statues controversées serait pourtant nier l’Histoire. Nier équivaut à refuser la réalité des faits historiques et vouloir les masquer, les oublier. Il est impensable d’oublier et impossible de réécrire l’histoire dont chacune de ces statues porte une part, bien que le symbole qu’elles représentent soit négatif. Parvenir à appréhender cette symbolique sous un autre angle, invite à reconsidérer les récits que chaque statue nous propose et à lutter contre ces stéréotypes de manière constructive.
Rencontre des cultures et droit à la différence
Susciter le questionnement, le dialogue, l’intérêt, figure parmi les solutions pour instaurer d’autres types de relations à l’oeuvre et de nouveaux comportements d’analyse et d’approche sur le long terme.
Confronter à l’altérité ouvre la porte à de nouvelles rencontres et propose d’autres points de vue : sans aller jusqu’à l’expérience de John Howard Griffin, cet américain qui s’est mis dans la peau de « l’autre » pour tenter de comprendre ce que pouvait vivre et ressentir un Afro-Américain des années 60, arrêtons nous sur l’écrivain ivoirien Bernard Dadié (2) : dans les années 50 au coeur de la période coloniale, il se pose en touriste à Paris et décortique les comportements des français pour comprendre leur vision du monde qu’il analyse sous le prisme de ses propres référentiels culturels. Cette approche de la culture de l’autre par l’expérience qui autorise la critique, la remise en question, autorise aussi au droit à la différence.
En ce sens, l’exemple des jumelages entre des communes d’Afrique et de France qui se généralise surtout depuis les années 90, capitalise sur la création de liens neufs pour rapprocher les cultures.
Mémoire, récit et identité
Le travail de mémoire joue également un rôle important :
- Mettre en scène et sensibiliser à ce qui a fait l’histoire épanouie de l’Afrique : épopées africaines, héros légendaires, civilisations séculaires et grandes capitales, coutumes ancestrales… Films, émissions, expositions, festivals, reconstitutions, pourraient reprendre le récit là où il s’est arrêté avant la Traite. Rappeler ainsi combien, contrairement aux idées reçues, l’Afrique a une histoire riche à laquelle il est important de s’identifier. Le film Black Panther de Marvel a magistralement révélé ce besoin de renouer avec une identité, de cultiver une appartenance culturelle et de resituer l’histoire africaine à sa juste place aux côtés de celle de la société occidentale.
- En France, instaurer un travail scolaire personnel de chaque élève sur son arbre généalogique : une recherche sur la provenance de leur famille, leur origine géographique, leur religion,… Des travaux restitués oralement en classe pour partager la diversité de manière constructive et vivante au travers de l’histoire individuelle de chaque élève, comme partie intégrante de la société.
Tourisme immersif et transmission
Dans le domaine culturel on a largement évoqué la nécessité d’interroger les œuvres : déplacement de statues polémiques de la rue aux musées, nouvelles œuvres en miroir, pédagogie urbaine, nouveaux héros mis à l’honneur comme le propose Geneviève Darieussecq… D’autres pistes peuvent être imaginées ou renforcées pour éduquer à l’histoire et aux cultures africaines :
- Développer un tourisme immersif en créant des offres de tourisme culturel pour vivre et partager le quotidien de l’Afrique. Objectif : découvrir et participer à la vie de tous les jours. Non pas sous la forme de projets humanitaires, mais en choisissant des vacances immergées dans un environnement au potentiel culturel immense et insoupçonné. L’une de mes expériences mémorables en ce sens est précisément ce séjour dans un village ivoirien, en famille. Non pas pour aider à la construction d’un puit ou d’une école, mais invitée à « vivre » cette nouvelle « destination de vacances ». Chaque moment a constitué un nouvel apprentissage inédit : apprendre à tirer l’eau du puit dans des vieux pneus pour se laver et cuisiner, participer à la chasse, piler le manioc, partager chaque repas sous l’arbre à palabre, goûter à des mets inconnus, intégrer de nouvelles règles, comprendre d’autres usages et une autre langue… Des mises en situation extra-ordinaires qui obligent au respect à l’introspection.
- Développer les initiatives impliquant des publics minoriatires pour valoriser des lieux de culture : le programme Multaka de Berlin en est un exemple. Il a intégré et formé dès 2015 des migrants pour devenir médiateurs. Une expérience qui pourrait être reproduite concernant la présentation des oeuvres polémiques actuelles. Un article de CulturistiQ de 2017 s’était intéressé à cette pratique qui enrichit le débat par l’expérience et le regard des nouveaux médiateurs. Ce croisement entre éducation/responsabilité/intégration, offre simultanément un accès à la culture, à l’ouverture et au dialogue. Intégrer des publics d’origine africaine à la médiation des collections de musées en Europe sur les sujets du passé esclavagiste ou colonial pourrait permettre d’aborder le sujet par la bande, par le biais de leur histoire personnelle et familiale ou leur ressenti. The Museum of London a entrepris un important travail de collecte de ce type en enregistrant sur des supports audio, les témoignages de populations migrantes qui « font Londres » depuis les années 60. 5000 heures d’enregistrement offrent ainsi, par le biais d’expériences personnelles vécues, une perspective très différente de la vie de Londres et de l’expérience qu’on peut en faire. Le projet « Windrush Conversations » à écouter ci-dessus, propose justement des enregistrements de londoniens d’origine Afro-Caribéenne.
Afrique inspirante
Pour les musées on le pressent, ces pratiques inspireraient la création de nouveaux supports et contenus, de nouveaux échanges avec les publics, attireraient de nouvelles cibles et offriraient de nouveaux points de vue pour comprendre un pan de l’histoire d’une collection, d’une ville.
Côté publics minoritaires, une façon de devenir acteurs, médiateurs ou hôtes et de s’autoriser à prendre une place neuve pour innover tant dans la médiation, le travail de mémoire et la transmission que dans la création d’un nouveau rapport d’altérité. Comme Augusta Sauvage, qui dans les années 20 a créé une expression artistique nouvelle, purement africaine en refusant les codes qui lui étaient imposés.
(1) Tiré de : Histoire générale de l’Afrique Tome V. L’Afrique du XVIe au XVIIIe siècle, Présence africaine/Edicef/UNESCO, 1998 |
Lire également : De l’Acacus au Zimbabwe, l’Afrique ancienne, François-Xavier Fauvelle (dir.), Belin, 2018 | Nations Nègres et Cuture, Cheikh Anta Diop, Présence africaine, 1979
(2)« Un Nègre à Paris », Présence africaine, 1959